Le secteur du Bâtiment peut être perçu comme un univers monolithique où les méthodes et enjeux seraient similaires d’un acteur à l’autre. En réalité, cette industrie rassemble une grande diversité d’organisations, de cultures et de modes de fonctionnement, qui se traduisent par autant d’enjeux différents pour la transformation numérique des DSI.
Comment, dans ce contexte, réussir à faire évoluer la DSI pour qu’elle accompagne efficacement la digitalisation d’un secteur marqué par une forte culture projet et une relation métier-IT souvent éloignée ?
Avec l’expertise de Luc Gautier, expert en conseil SI & transformation Digitale et membre du réseau Colibee, nous vous proposons un éclairage complet sur ces enjeux.
Le secteur du Bâtiment regroupe des organisations diverses, allant d’entreprises intégrées comme Bouygues aux groupes plus fédératifs comme Vinci Construction. Ces différences structurelles se traduisent par des modes de gouvernance et de décision distincts : certains privilégient une organisation verticale centralisée, tandis que d’autres laissent une grande autonomie à leurs entités locales.
Ainsi, si l’objectif global de maîtrise des coûts et de performance reste partagé, les défis pratiques, les méthodes de collaboration entre métiers et IT, et même les visions stratégiques divergent largement. Cette fragmentation rend toute tentative de généraliser des règles de transformation numérique complexe, nécessitant des solutions flexibles, adaptées à des contextes internes très différents, plutôt qu’une approche uniforme applicable à l’ensemble du secteur.
La transformation numérique dans le secteur du Bâtiment se heurte aussi à un écart culturel fort entre les métiers et la DSI.
Les métiers de la construction sont organisés autour de la logique projet. Ainsi, pour un conducteur de travaux, chaque ouvrage – qu’il s’agisse d’un pont, d’une centrale ou d’un immeuble – est potentiellement une aventure unique à mener à bien, avec ses contraintes propres, ses objectifs spécifiques et une rentabilité à piloter au plus près.
À l’inverse, la DSI, par nature, tend à fonctionner selon une logique opérationnelle : elle vise à sécuriser, standardiser et industrialiser les outils et services numériques à l’échelle de toute l’organisation. Ce décalage entre l’approche sur-mesure et ponctuelle des métiers, et celle plus standardisée et pérenne de l’IT, peut entraîner incompréhensions et frictions.
Cette opposition est moins marquée dans d’autres métiers, comme les finances ou les ressources humaines ou d’autres secteurs, comme la banque, où métiers et DSI partagent une même logique de service continu, d’actions répétables et répétées en permanence, avec des processus et des outils plus facilement généralisables. Dans le Bâtiment, la demande de solutions spécifiques à chaque chantier entre souvent en tension avec l’objectif de mutualisation et de stabilité poursuivi par la DSI.
Autre particularité du Bâtiment : la distance entre IT et cœur de métier, tant sur le plan culturel que financier. La construction pouvait encore fonctionner récemment sans outils digitaux sophistiqués (Excel faisant l’affaire, au moins dans la tête des décideurs), ce qui limite l’importance accordée à l’IT dans les budgets et la gouvernance. Cette distance culturelle se retrouve aussi dans la gestion des risques : alors que l’IT accepte volontiers d’investir dans des projets pilotes avec une part importante d’incertitude, le BTP exige des business cases solides et une rentabilité démontrée avant d’engager des dépenses, même modestes.
L’IT est moins financée dans le Bâtiment qu’ailleurs, car elle est plus éloignée du cœur de métier… qui essaie parfois de la dépasser !
Attention toutefois ! Si la DSI est parfois marginalisée, le secteur du Bâtiment est un puissant secteur d’innovation numérique : BIM, entretien prédictif et plus récemment, inclusion de l’IA dans la gestion des déchets, des charges… Le risque pour la DSI est à la fois d’être « en retard » sur la transformation numérique et en même temps de se faire dépasser par des équipes métier spécialisées.
Dans le Bâtiment comme ailleurs, la réussite d’un projet de transformation s’appuie sur des principes simples, en prise directe avec la réalité opérationnelle et les attentes des équipes. Voyons ensemble comment ces bonnes pratiques de transformation se déclinent spécifiquement dans le secteur de la construction :
Dans tout projet de transformation, la compréhension fine des besoins métiers passe avant tout par une immersion sur le terrain. Observer les contraintes réelles, échanger directement avec les équipes et s’imprégner de leur quotidien permet de construire une vision concrète et pertinente des enjeux.
Pour le secteur du Bâtiment, cela prend encore plus d’importance, car la culture relationnelle y est particulièrement forte. Même si vous ne repartez pas toujours du terrain avec des solutions concrètes, vous aurez au moins construit le réseau nécessaire à la suite de votre travail. Ce réseau deviendra un atout stratégique : sur un futur projet IT, un simple appel à la bonne personne pourra vous faire gagner des heures – voire des jours – dans la définition des spécifications.
Les équipes attendent des solutions concrètes, rapidement déployables, et surtout alignées avec leurs réalités de terrain. La communication doit être claire, accessible et exempte de jargon technique.
Dans le secteur du Bâtiment, l’erreur peut être acceptée… à condition qu’elle soit assumée, corrigée rapidement et sans générer de surcoût. Méfiance toutefois vis-à-vis des approches issues de l’IT : les principes agiles, par exemple, sont difficiles à transposer tels quels dans un environnement où les engagements sont fermes. On ne peut pas expliquer à un client qu’on livrera finalement 48 étages au lieu des 50 prévus !
Dans tous les secteurs, les professionnels sont profondément attachés à leur savoir-faire. Reconnaître leur expertise, les impliquer activement dans les projets et valoriser leurs retours sont autant de leviers essentiels pour favoriser l’adhésion et l’engagement.
Par expérience, vous rencontrerez deux profils de conducteurs de travaux. D’un côté, les profils « traditionnels », adeptes du papier-crayon ou d’Excel, souvent réticents à adopter de nouveaux outils. De l’autre, les profils « technophiles », ouverts à la data et aux solutions digitales, qui seront vos meilleurs alliés pour porter vos projets. Capitalisez sur ces derniers en leur apportant des résultats concrets et utiles sur leurs chantiers : ils seront les vecteurs d’adoption auprès des plus réticents.
Cette mission a mis en lumière un écart culturel significatif entre la DSI et les équipes terrain.
D’abord, parce que le métier ne saisit pas l’importance du sujet : lorsque les risques de pannes de l’ancien logiciel, vieillissant, sont évoqués, la réaction de certains est : « Si ça plante, on fera sur Excel ». Une solution pourtant irréaliste au regard des exigences actuelles de l’entreprise.
Ensuite, parce que la nomination d’un sponsor métier, pourtant essentielle dans un projet où la DSI ne maîtrise pas pleinement les enjeux opérationnels, s’est révélée longue et complexe.
Enfin parce que, du haut de la chaîne hiérarchique jusqu’au terrain, en passant par la DSI, comprendre les besoins réels (Sur tablette ? Avec possibilité d’être hors connexion ? Avec une validation obligatoire ?…) fut complexe.
Une situation révélatrice, selon Luc Gautier, d’une faible culture numérique dans certaines fonctions opérationnelles, et plus largement, une perception de l’IT comme un simple support périphérique plutôt qu’un levier stratégique de transformation.
La réussite d’un projet de transformation dans le secteur de la construction repose dès lors sur deux leviers essentiels. Premièrement, un sponsorship fort émanant directement des équipes métier, plutôt que de la DSI, garantissant ainsi légitimité et autorité auprès des équipes opérationnelles. Il peut être tentant, côté IT, de prendre les rênes et de « faire à la place » des métiers pour accélérer le déploiement. Mais cette approche, bien que plus rapide en apparence, risque de produire une solution inadaptée, qui ne répondra ni aux besoins réels ni aux exigences opérationnelles.
Deuxièmement, une approche directe et pragmatique en phase avec la culture du secteur du Bâtiment.
Aucun secteur d’activité n’apprécie les présentations creuses et le Bâtiment peut être encore moins que les autres ! Une idée sera jugée sur ses résultats rapides : privilégiez les réponses claires avec quelques données permettant de prouver votre apport et vos solutions, dans l’idéal par téléphone plutôt que par mail, et vous augmenterez les chances les voir se réaliser sur le terrain : la proximité relationnelle et la réactivité priment.
La transformation numérique des DSI dans le secteur du Bâtiment ne peut s’envisager selon des modèles standards ou uniformes. Elle exige au contraire une compréhension fine de la diversité des structures, des cultures et des modes de fonctionnement propres à chaque organisation.
Cependant, avoir bien conscience du décalage entre la logique projet des métiers et la logique opérationnelle de l’IT, ainsi que de la distance culturelle et financière entre DSI et terrain, vous permettront d’adopter une approche pragmatique, ancrée dans la réalité quotidienne des chantiers.
Cela signifie notamment que la DSI doit accepter de sortir de son bureau et de s’immerger régulièrement sur le terrain pour comprendre concrètement les enjeux des conducteurs de travaux et des équipes opérationnelles, en valorisant leur expertise et leur fierté métier.
Ce n’est qu’en intégrant pleinement ces dimensions – proximité terrain, respect des cultures métiers, souplesse technologique et partenariat étroit – que les DSI pourront véritablement devenir des acteurs clés de la digitalisation du Bâtiment.