L’IT industrielle sort de l’ombre.
Longtemps cantonnée à la gestion des infrastructures (postes de travail, téléphonie, ERP…), elle opère aujourd’hui un virage stratégique. Dans un contexte de pression économique, de transition énergétique et d’exigences accrues en matière de performance, elle ne se contente plus d’un rôle de support. Elle s’affirme comme un levier stratégique au service des enjeux opérationnels et de durabilité.
Désormais capable de connecter les métiers, de croiser les données pour éclairer les décisions et de soutenir le développement de nouvelles activités à forte valeur ajoutée, l’IT industrielle devient un acteur clé de la transition.
Dans cet article, Sophie Gajan Morth, directrice de programmes de transformation et membre du réseau Colibee, — ancienne DSI de l’usine Chassis Renault Le Mans ainsi qu’ex-Chief Digital Officer chez @Michelin —partage ici les leviers concrets par lesquels l’IT industrielle peut devenir un catalyseur de performance et de durabilité pour l’industrie.
Dans de nombreux environnements industriels, les systèmes informatiques se sont développés de manière fragmentée. La DSI, souvent cantonnée à des fonctions de support, est longtemps restée en marge des enjeux opérationnels, tandis que les métiers ont déployé leurs propres outils (MES, GMAO, automates, etc.) de façon autonome, sans vision d’ensemble. Ce manque de coordination a conduit à une superposition de solutions hétérogènes, difficilement interopérables, et à une fragmentation des données, limitant leur exploitation à l’échelle globale.
Pour remettre de l’ordre, il faut repenser l’organisation de l’IT autour de trois axes clés :
Créer un guichet unique IT au service des besoins opérationnels, accessible et réactif pour les métiers
Structurer un portefeuille de projets avec un pilotage par la valeur (économie d’énergie, amélioration des taux de service, baisse des coûts…)
Déployer des équipes hybrides sur le terrain, capables d’accompagner les initiatives avec des résultats visibles à court terme (Amélioration du Taux de Rendement Synthétique, réduction de la consommation énergétique, optimisation des stocks et des flux logistiques…)
L’un des freins majeurs à la performance industrielle reste l’organisation en silos : chaque service (production, maintenance, logistique…) fonctionne avec ses outils, ses priorités, et peu d’interactions. Dans ce contexte, l’IT peut jouer un rôle clé en devenant un véritable catalyseur de collaboration inter-métiers.
Cela passe d’abord par la mise en place d’une gouvernance pluridisciplinaire, réunissant l’IT, les métiers opérationnels, la finance et la direction générale au sein d’instances de pilotage communes. Une telle approche permet d’aligner les enjeux, de prioriser les projets de manière concertée, et de maintenir une continuité entre les réalités du terrain et les orientations stratégiques.
En parallèle, il est essentiel de favoriser l’interopérabilité des systèmes, en connectant les différents outils – ERP, MES, GMAO, etc. – dans une architecture cohérente, sécurisée et évolutive. Mais au-delà des aspects techniques, cette démarche suppose aussi de construire une culture projet partagée, centrée sur la performance collective, avec des objectifs communs, une méthode de travail adaptée au rythme industriel, et une dynamique d’équipe fondée sur la communication, la transparence et la reconnaissance des réussites.
L’industrie ne se limite plus aux seuls indicateurs de productivité. Désormais, la performance intègre aussi des dimensions environnementales et énergétiques : consommation, émissions de carbone, taux de rebut, etc.
L’IT est la seule fonction capable d’unifier les données issues de différents systèmes pour offrir une vision globale.
Pour cela, il faut :
Mettre en place une architecture data robuste et accessible (data lake, cloud, outils BI).
Définir des indicateurs simples, lisibles et actionnables, utilisables aussi bien par les opérateurs que par les managers (consommation par ligne, rebuts par lot…).
Choisir des outils adaptés au terrain, en privilégiant la simplicité et l’efficacité. Certains, développés localement en dehors du périmètre IT traditionnel, peuvent apporter une vraie valeur ajoutée à condition d’être encadrés.
Ces outils, dits de Shadow IT, souvent conçus pour répondre à un besoin opérationnel immédiat, se révèlent parfois plus agiles que les solutions imposées depuis le siège. Leur efficacité sur le terrain est indéniable, mais ils comportent aussi des risques : sécurité, pérennité, non-conformité ou encore perte de données critiques.
Pour tirer parti de cette agilité sans en subir les dérives, l’enjeu est de poser un cadre clair et évolutif. Cela passe par :
Un recensement des outils existants, pour mieux comprendre les usages et les besoins métier sous-jacents.
Une politique d’urbanisation souple, permettant d’intégrer certains outils issus du Shadow IT dans l’écosystème global, lorsqu’ils s’avèrent pertinents.
Un accompagnement par l’IT, qui ne doit pas seulement réguler, mais aussi faciliter l’innovation locale en mettant à disposition des briques technologiques (API, services cloud, sécurité intégrée) et en encourageant des logiques de co-développement entre les métiers et la DSI.
L’enjeu n’est pas d’éradiquer le Shadow IT, mais de le transformer en innovation encadrée, au service d’une performance durable et sécurisée.
Au-delà de son rôle historique de support, l’IT industrielle peut aujourd’hui se positionner comme un véritable levier d’innovation et de création de valeur. De nombreuses pistes s’ouvrent dans cette direction, qu’il s’agisse du pilotage intelligent de la consommation énergétique, de l’installation et de la gestion de panneaux solaires, de l’exploitation de la vidéo pour la maintenance prédictive ou le contrôle qualité, ou encore de la revente de services numériques à d’autres sites industriels ou à des partenaires territoriaux.
Les projets les plus efficaces sont souvent ceux qui répondent à un besoin opérationnel immédiat, pour un investissement mesuré et un retour sur investissement rapide. Cela suppose d’être à l’écoute du terrain, de construire des projets avec les métiers, et d’embarquer les sponsors dès le départ.
La transformation de l’IT industrielle ne se décrète pas depuis un siège ou une roadmap IT figée. Elle se construit au contact du terrain, en connectant les métiers, en simplifiant les outils, en valorisant les données… et en faisant émerger des solutions au plus près des besoins. C’est ainsi que l’IT pourra incarner une fonction pivot, au service de l’excellence opérationnelle et de la transition durable de l’industrie.